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LA LOI SUR LE DOMAINE NATIONAL : LE REVE SENGHORIEN, 58 ANS APRES 

Ce vendredi 17 juin 2022, La loi sur le domaine national fêtera ses 58 années d’existence. Au départ, il y eut un grand dessein, un grand rêve, le rêve Senghorien. Concevant le développement comme une dynamique intégrée, les autorités ont voulu adopter une solution moderne tout en renouant avec la tradition, une solution adaptée à la réalité historique sénégalaise. Et c’est là qu’est né le rêve !

Avec la loi 64-46 du 17 juin 1964, le législateur a adopté un texte qui prétend traduire  dans les faits  la notion de « socialisme africain » et répondre aux exigences du développement. Pour le président poète, « Il s’agit très simplement de revenir du droit romain au droit négro-africain, de la conception bourgeoise de la propriété foncière à la conception socialiste qui est celle de l’Afrique Noire traditionnelle… ». Aujourd’hui  encore que reste-t-il  de ce rêve ? Au-delà du rêve, qu’en est-il de la réalité?

On note d’abord  un  désir  de répudier une forme particulière de propriété : la propriété privée individuelle. Aussi le législateur put en 1964 décider le gel de la propriété privée. En effet, en érigeant toutes les terres non immatriculées ni classées dans le domaine public ainsi que celles dont la propriété n’avait pas été transcrite à la Conservation des hypothèques en Domaine National (article 1er) et en réservant à l’État la possibilité de requérir l’immatriculation des terres de ce domaine (article 3), la loi du 17 juin 1964 rend en principe impossible leur appropriation privée. L’Afrique noire a toujours réservé une place importante aux valeurs spirituelles. Ainsi, en matière foncière, le caractère sacré de la Terre a de tout temps été affirmé. Aussi, ne peut-elle faire l’objet d’une appropriation individuelle. Son usage doit être garanti à chacun. En supprimant le lamanat, la loi de 1964 a laïcisé la terre et fait de l’Etat le véritable maitre de la terre. 

En fait, ces terres ne sont pas appropriées. 95 % du sol sénégalais n’a pas le statut juridique de bien. Toutefois ces espaces sont susceptibles d’appropriation ; mais, seul l’État peut aujourd’hui requérir leur immatriculation (article 3). Si elle ne recourt pas à cette faculté la puissance publique n’en a pas moins un rôle important dans l’organisation du domaine national. C’est en effet par décret que les terres sont classées en diverses zones : zone urbaine (article 5), zone classée (article 6), zone pionnière (article 7) et zone des terroirs (article 8).

Dans la zone des terroirs, les paysans eux-mêmes, ou du moins leurs représentants élus dans le cadre des communautés rurales, répartissent les terres, les affectant à ceux qui en ont besoin, les retirant à ceux qui s’avéreraient incapables de la mettre en valeur. Dans ce rêve, l’État n’apparaît qu’au second plan. Il n’est que détenteur des terres.

Concrètement, l’entrée en vigueur de la loi s’est faite progressivement. Les communautés rurales ont d’abord été mises en place dans la région de Thiès(1972), puis du Sine Saloum(1974), de Diourbel (1976), de Louga (1976), de Casamance (1978), du Fleuve(1978) et enfin du Sénégal Oriental (1982). C’est à partir de cette date que  les institutions communautaires sont placées sur l’ensemble du territoire. Par ce retard, l’Etat a favorisé les conditions d’une perpétuation des tenures foncières traditionnelles au niveau des chefs coutumiers. En plus, on note une mainmise de l’Etat sur  les organes de délibération  de ces institutions qui   sont généralement contrôlés par le parti au pouvoir.

Dans plusieurs régions du pays (moyenne vallée du fleuve Sénégal, basse Casamance, Niayes, etc.), les populations rurales se montrent réticentes à appliquer une législation foncière qu’elles perçoivent comme une remise en cause de leurs droits coutumiers. Cela entraîne fréquemment le développement de comportements de contournement de la loi par les producteurs ruraux avec la complicité des élus locaux. Dans de tels cas de figure, les élus adoptent une attitude consistant à : solliciter l’autorisation préalable du gestionnaire coutumier d’une parcelle, avant de procéder à son affectation ; et régulariser les ventes de terres par les propriétaires coutumiers à des tierces personnes par des affectations a posteriori.

La mise en œuvre de l’acte III de la  décentralisation n’a pas permis de pallier aux dysfonctionnements notés dans les actes I et II .On note même une augmentation  des  conflits fonciers, la gestion des revendications que la décentralisation  entendait  prendre en charge,   n’a pas  été  apaisée par le nouveau  code des collectivités territoriales[1]. C’est le cas des conflits liés aux limites entre collectivités territoriales ,la mauvaise gestion de l’espace entre activités agricoles et pastorales, le confinement de l’élevage dans un espace réduit, l’avancée du front agricole, l’accaparement des terres. Il en est de même, de  l’accaparement des instances de décision par les anciens maitres de terres, l’exclusion des jeunes, des femmes, des groupes vulnérables dans l’accès au foncier

Le Droit, pour être efficace, doit être réellement appliqué. La loi sur le domaine national n’a pas produit les effets escomptés du fait, entre autres, des carences liées à l’imprécision de la notion de mise en valeur, du retard dans la mise en place des instruments d’accompagnement et des difficultés liées à la réalisation du développement économique.

Le retard dans la mise en place des instruments fonciers écrits mais aussi la non extension du cadastre en milieu rural expliquent largement les difficultés dans l’administration des terres.

Une bonne partie de l’occupation foncière se fait jusqu’à présent sur la base de la pratique ancestrale ou droit coutumier. Cette pratique ne garantit ni la sécurité ni l’accès équitable et durable à certaines couches de la population en cas  foncier. 

Le « droit d’usage résultant de l’affectation d’une parcelle du domaine national porte sur une terre non immatriculée. C’est ce non immatriculation, et donc l’absence de droits réels, qui rend impossible la garantie hypothécaire. 

L’obligation d’appartenance à la collectivité exclut les sénégalais des villes ou appartenant à d’autres collectivités rurales, et à fortiori, les investisseurs étrangers. Elle est manifestement inadaptée au nouveau contexte tandis que l’obligation de mise en valeur qui supposait la capacité physique et familiale est anachronique dans l’optique d’une intensification de la production agricole qui requiert des employés agricoles et des formes variées de mécanisation.

Ces dernières années l’Etat a mis l’accent  sur l’appui aux investisseurs. Il a impulsé  un processus de transferts massifs de terres des producteurs ruraux vers les entrepreneurs agricoles.Les recherches  menées  au cours de la période récente  ont permis de mesurer l’ampleur des transactions foncières à vaste échelle qui concerneraient près de 600000 ha, soit 40% des  terres arables encore disponibles [2]. Cette  situation risque de  s’aggraver d’avantage avec l’option actuelle, prise par l’État,  d’assurer une autosuffisance alimentaire [3], il est à craindre, dès  lors, que  tout pouvoir de contrôle échappe aux collectivités territoriales. 

La sécurisation des droits fonciers est primordiale pour que la décentralisation réussisse.  Ainsi, Plusieurs tentatives de réformes ont vu le jour depuis 1990. La Loi d’orientation agro-sylvo-pastorale (LOASP) promulguée en 2004 s’inscrit dans une logique visant à faire évoluer la Loi Relative au Domaine National (LDN) afin qu’elle s’adapte mieux au contexte actuel, à travers la suppression des limites objectives inhérentes à la nature juridique du titre d’occupation du domaine national et de certaines obsolescences incompatibles avec la modernisation de l’agriculture qui constitue pour les pouvoirs publics l’un des leviers forts d’une politique de développement durable (lutte contre la pauvreté, sécurité alimentaire, promotion de l’emploi, gestion des ressources naturelles, …).

Aujourd’hui la  Commission Nationale de Réforme Foncière  a élaboré un  document de politique foncière remis officiellement au Président de la République le 07 Avril 2017 et dont les conclusions  sont jusqu’à présent restées lettres mortes.  Cette nouvelle  politique foncière adossée aux principes  de la Loi d’orientation agro-sylvo-pastorale (LOASP)  a conservé  l’esprit de la LDN en tant que sous-ensemble du système foncier renfermant des terres insusceptibles d’appropriation privée, inaliénables et qui font, pour certaines d’entre elles, l’objet d’une gestion décentralisée. Les principes d’incessibilité et d’intransmissibilité des terres sont revus pour favoriser la mobilité foncière et l’investissement durable dans les exploitations familiales. La réforme foncière visait à atteindre les objectifs suivants [4] :

– la sécurité foncière des exploitations agricoles, des personnes et des communautés rurales;

-l’incitation à l’investissement privé dans l’agriculture ;

-la dotation à l’Etat et aux collectivités locales de ressources financières suffisantes ;

-la mise à leur disposition de personnels compétents et des ressources naturelles durables ;

-l’allègement des contraintes foncières au développement agricole, rural, urbain et industriel».

Cependant la nouvelle politique foncière connaît des limites, parmi lesquelles on peut citer Les éléments suivants :

– la non adoption d’une Loi d’orientation de la politique foncière qui reposerait sur les orientations du Document de politique foncière proposée par la CNRF et validée par les différentes parties prenantes ;

– la non  adoption d’un chronogramme et d’un plan d’actions de phasage des étapes du processus de réforme foncière pour fixer l’horizon temporel d’élaboration et d’adoption des textes législatifs et réglementaires pour l’entrée en vigueur du nouveau dispositif ;

-la redéfinition du rôle et   de la composition de la Commission de contrôle des opérations domaniales qui est la cheville ouvrière de la gestion des terres. Pour répondre aux exigences de la réforme, ses moyens et son autonomie devraient être renforcés ;

-l’exploitation des impôts locaux qui devraient constituer une niche incomparable de ressources pour alimenter les budgets des collectivités territoriales (le cadastre fiscal constitue, à la fois, un levier pour l’élargissement de l’assiette fiscale et l’outil le plus approprié pour mener à bien le recensement des propriétaires et l’évaluation des immeubles);

-la construction des bases d’une relance efficace du processus de restructuration et de régularisation foncière, prenant en compte les leçons tirées des expériences menées et reposant sur le principe général de reconnaissance des droits réels ;

-les mesures d’accompagnement ainsi que les voies et moyens pour mobiliser les ressources humaines compétentes et les financements nécessaires à l’application durable des outils et des procédures d’accompagnement de la gestion foncière.

– la promotion de l’utilisation des TIC en vue de l’informatisation et la numérisation des documents fonciers et cadastraux, pour une modernisation des conservations foncières et services dédiés ;

– une insuffisante  prise en compte, dans le cadre de l’équité dans l’accès à la terre telle que déclinée dans le document,  la question des paysans sans terre qui devront être considérée dans la catégorie des personnes vulnérables ;

Avec la loi 64-46 du 17 juin 1964 créant le domaine national, la terre devient un enjeu  majeur, une ressource qui polarise toutes les convoitises, qui éveille l’instinct territorial des individus et des groupes. Cependant son application   rencontre beaucoup de difficultés et soulève de nombreux problèmes en milieu rural, particulièrement dans les communautés [5] rurales de la vallée du fleuve Sénégal(VFS). Cinquante-huit ans après, le rêve Senghorien  ne semble pas se concrétiser .Il  a plutôt  conduit à  une cohabitation entre  système foncier traditionnel et système foncier moderne.  Ce qui a contribué à exacerber les conflits et à renforcer la pauvreté de certaines catégories sociales marginalisées.Plusieurs tentatives de réformes ont vu le jour. Si la loi d’orientation agro-sylvo-pastorale et la nouvelle politique foncière ne sont pas encore effectives,  l’acte III de la décentralisation, n’a pas non plus  permis d’améliorer la gouvernance foncière. Aujourd’hui même si le document de politique foncière présente des limites, il n’en demeure pas moins qu’il constitue, à  l’heure actuelle, le document le plus importanten termes d’analyse, de propositions et de