Enjeux et défis du PSE Post COVID-19 : la prééminente dimension agricole
De nos jours, les effets économiques de la pandémie du COVID-19 et leur résolution occupent tout le débat scientifique. Cette pandémie aura prouvé, à la face du monde, que rien n’égale dans une économie, son potentiel d’autonomie sur le plan agricole. En Afrique de l’ouest, ce débat agricole est, tout de même, occulté en cette année 2020 par les mutations monétaires en vue avec la perspective d’adoption de l’ECO dans la zone UEMOA dont les accords et textes sont déjà disponibles. Mais il importe de le dire pour de bon : l’autonomie monétaire ne peut être opérante et réussie que si la production dans les pays concernés atteint la masse critique de résilience commerciale internationale. Le secteur agricole y occupe une place prépondérante.
Quid du renforcement des rendements agricoles et de la compétitivité…
La perspective des Accords de Partenariat Economique (APE) et de la Zone de Libre-Echange Continentale Africaine (ZLECA), en liaison avec les mutations imminentes sur le plan monétaire, requièrent des conditions qui sont loin d’être remplies. D’une part, les coûts moyens de production sont exorbitants relativement aux faibles volumes produits, alors que l’Etat du Sénégal s’est aussi engagé, à compter de cette année 2020, à aller plus loin dans la fiscalisation des produits agricoles. Ainsi d’importants efforts doivent être consacrés à la quête d’économies d’échelle au nom de la compétitivité, notamment par le relèvement des volumes de production au niveau de chaque filière. D’autre part certains produits horticoles sénégalais, notamment l’oignon et la pomme de terre, souffrent de sérieux problèmes de qualité qui limitent le potentiel d’exportations et incitent les sénégalaises à préférer les produits importés.
Il est, en effet, difficile pour les petites exploitations africaines de concurrencer avec les grandes exploitations étrangères qui peuvent faire valoir leurs grandes marges de rendements d’échelles. Ce qui fait de la hausse des volumes de production dans les exploitations agricoles africaines un des préalables fondamentaux pour le relèvement de la productivité. Ces transformations productives dépendent aussi des transformations importantes à opérer sur le plan foncier. Elles sont également tributaires de l’envergure des débouchés en termes d’accès aux marchés intérieurs et extérieurs. La grande distribution, en forte progression dans le pays, est à la fois une opportunité et une menace. C’est une opportunité par le canal de distribution qu’elle peut représenter pour les petits producteurs. Mais c’est aussi une menace du fait de son large contrôle par les grands distributeurs français (Auchan et Carrefour) qui peuvent adopter des stratégies de forclusion vis-à-vis des produits locaux en faveur d’un écoulement en masse des produits européens dans le cadre des APE. Il faut donc un modèle approprié de régulation, de valorisation et de promotion des produits locaux, à fortiori devant cette perspective d’introduction de redevances et de plus en plus de normes fiscales dans l’agriculture sénégalaise. En effet, la fiscalisation des produits agricoles et l’instauration d’une redevance d’appui à la régulation ne doivent pas entacher la compétitivité des produits agricoles locaux.
… et de la spécialisation ?
La spécialisation peut être un des leviers de lutte contre la faiblesse de la productivité et de la trop grande dépendance économique vis-à-vis de l’extérieur. Elle permet de dépasser le concept d’autosuffisance pour instaurer un véritable climat de sécurité alimentaire où le pays va disposer, par ses exportations agricoles, au moins d’autant de devises nécessaires aux importations alimentaires. Le Sénégal importe énormément malgré un grand potentiel de spécialisation valorisable, au service d’une véritable industrie de substitutions au importations et d’autosuffisance agro-industrielle. Toutefois, la pandémie du Covid-19 est venue mettre à nu les fragilités des connexions commerciales internationales qui sous-tendent ce modèle d’autosuffisance ou de sécurité alimentaire. La spécialisation devrait être pensée plutôt sous l’angle de la souveraineté alimentaire à travers la production domestique.
Les théories de la spécialisation retiennent cinq critères essentiels : le coût relatif de production, les dotations en facteurs de production, le progrès technique, la différenciation des produits et les rendements d’échelle. La théorie de l’avantage comparatif de Ricardo (1817) stipule que les nations diffèrent selon leurs techniques de production définies à partir du coût d’opportunité. En sacrifiant une unité d’un bien, deux nations accroissent dans des proportions différentes la production d’un autre bien. Heckscher-Ohlin- Samuelson (HOS, 1941) retiennent cette démarche de l’avantage comparatif, mais elles postulent que les nations diffèrent selon leurs dotations relatives en facteurs de production. Ces modèles ont été enrichis par Chamberlain (1953) et Leontief (1954), sur le rôle de la différenciation des produits et du progrès technique.
Le Sénégal peut jouer les cartes de toutes ces postures théoriques, même si elles ont des angles d’analyse différents. Sous l’angle de Ricardo, l’utilisation des ressources, publiques et privées, mobilisées dans une exploitation donnée doit être disséquée pour arbitrer sur les coûts d’opportunité à consacrer les mêmes ressources à telle ou telle autre culture alternative (Ndiaye, 2010). La croyance que la culture du maïs ferait l’affaire a dicté aux autorités sénégalaises de tester la culture de cette céréale, au détriment de l’arachide, à partir de l’année 2003. La volonté de diversification est salutaire à ce niveau, parce que l’arachide est devenue un piège qui absorbe une bonne partie des moyens consacrés par l’État au secteur agricole. Il s’agit aussi d’une culture qui n’est plus rentable et d’une très faible compétitivité face à une concurrence internationale impitoyable. Néanmoins, l’éviction partielle de l’arachide au profit d’autres types de cultures pose le double problème de l’acquiescement des paysans et de leur reconversion. Il faut préalablement un travail sérieux de conscientisation, d’organisation et d’encadrement.
Problématiques des orientations stratégiques pour le PSE Post-COVID 19
L’agriculture sénégalaise est considérée comme la priorité du PSE, alors qu’elle est attributaire d’un maigre budget public par an. En 2018, 2019 et 2020 le budget de l’agriculture s’est chiffré respectivement à 195 milliards, 203 milliards et 152 milliards F CFA, soit moins de 6% du budget général de l’Etat, compte tenu du budget consacré Ministère de l’élevage et des productions animales qui est passé de 24 milliards en 2018 à 26 milliards FCFA en 2020. De prime abord, en plus de l’indispensable révision à la hausse de la part de l’agriculture dans le budget de l’Etat, il faut se départir de la logique d’agrobusiness qui s’est profondément incrustée depuis les plans Retour vers l’agriculture (REVA) et la Grande Offensive Agricole pour la Nourriture et l’Abondance (GOANA) (années 2000). Le mot business renvoie à une situation bien réelle où une part importante des ressources mobilisées est aspirée par des affairistes qui n’ont souvent rien à voir avec l’agriculture, avec un effet d’éviction sur l’appui réel que l’Etat doit apporter aux vrais paysans qui continuent de souffrir par manque de moyens.
L’enquête faite dans le cadre de l’étude sur la redevance dans les produits horticoles a montré qu’à chaque campagne agricole, certaines subventions versées ne servent finalement pas à la production. L’idéal est qu’il faut faire la transition vers une subvention ciblée sur la tarification des productions déjà réalisées et l’appui aux circuits de commercialisation. La têtue intermédiation, toujours à l’œuvre, dans la collecte et la commercialisation de l’arachide, est un exemple illustratif, qui donne en plus des indices sur les canaux par lesquels les multiples subventions agricoles perdent leur efficacité. L’IPAR (2015) a réalisé une étude assez fouillée sur ces différents problèmes posés par le système actuel de subvention dont la révision en profondeur est une des actions prioritaires à enclencher dans délai. Par ailleurs, la logique de la production (en amont des marchés) devrait être complétée par une logique à l’aval qui s’occupe des capacités de stockage, de conservation et de commercialisation. Il est ainsi temps de focaliser l’attention des pouvoirs publics sur le développement des infrastructures de mise en marché et de commercialisation dont les carences sont à l’origine de 25% à 30% de pertes de récoltes horticoles par an selon les chiffres de l’Agence de régulation des marchés (ARM).
Le Sénégal dispose d’importants atouts dont la valorisation permettra d’aller plus loin que les objectifs fixés dans les divers programmes publics exécutés depuis 2000 ; du plan Retour vers l’agriculture (REVA) au Plan Sénégal émergent (PSE), en passant par la Grande offensive agricole pour la nourriture et l’abondance (GOANA). Ces programmes visaient, entre autres, le maintien de la main d’œuvre agricole dans le monde rural notamment les jeunes tentés par l’émigration clandestine, une implication accrue du secteur privé en faveur de la massification des flux financiers et de l’amélioration des rendements et de la productivité. L’atteinte de ces objectifs est toutefois fortement tributaire du traitement minutieux de la question primordiale de la gouvernance foncière. Si l’émergence est une situation dans laquelle l’économie d’un pays est perceptible sur le plan international à travers ses importations et ses exportations, la valorisation de cet atout foncier sur le plan agricole, et de divers autres opportunités d’investissements, est un levier incontournable pour le décollage économique.
Quatre champs focaux de l’action publique dans le PSE Post COVID-19
La question foncière. Au préalable des nouvelles actions prioritaires se trouve la problématique de la gouvernance foncière qui doit focaliser une attention toute particulière. A fortiori dans ces moments présents où la crise économique de la COVID 19 va induire des changements de paradigme pour la localisation des entreprises internationales tenues dorénavant de se rapprocher de leurs débouchés en tirant les leçons des effets néfastes causés par les restrictions actuelles sur le transport international. Un grand travail de conscientisation doit être fait à ce niveau, suivant la conviction que les terres africaines en général, et sénégalaises en particulier sont un atout important à faire valoir pour accueillir davantage d’IDE. Au Sénégal, le président de la république a déclaré le 1er octobre 2019 que l’essentiel des alertes qu’il reçoit au quotidien sur les risques de conflits viennent à plus de 90% du foncier. La gouvernance foncière cristallise ainsi un enjeu et un espoir importants pour espérer positionner le Sénégal dans l’échiquier agricole et industriel international.
La productivité et les rendements. Plusieurs travaux empiriques ont montré que la réduction de la pauvreté rurale est associée à la croissance des rendements, et de la productivité du travail, agricoles mais que cette relation varie fortement selon les contextes régionaux. Une étude réalisée en 2015 par l’Initiative Prospective Agricole et Rurale (IPAR) sur l’emploi des jeunes au Sénégal, dans trois zones agro-écologiques rurales, a mis en évidence le niveau faible de la productivité du travail. D’autres travaux ont montré qu’au-delà de l’amélioration de la qualité de la main d’œuvre, l’accroissement de la productivité peut passer par l’adoption de nouvelles technologies (à travers l’investissement) et le renforcement de capacité des actifs agricoles.
Le rôle du secteur privé. Devant la maigreur des marges de manœuvre financières de l’Etat sénégalais, l’implication accrue du secteur privé devrait permettre de combler les gaps financiers du secteur, de permettre des exploitations agricoles plus significatives en termes de volumes de production et de mettre un peu plus de rigueur dans la quête de rendements. En tout et pour tout, ce secteur agricole est le premier champ où doit s’exprimer le potentiel d’investissement privé en tant que facteur incontournable pour massifier les investissements, renforcer la modernisation et la productivité, et améliorer la compétitivité sur tous les plans. La réorganisation de la politique des subventions agricoles, l’ajustement structurel de la politique foncière en faveur du local et un accès plus facile aux marchés locaux et internationaux sont des leviers essentiels pour approfondir l’implication du secteur privé dans le secteur agricole.
La prospective et l’utilisation des données. Sur le plan de la révolution numérique, le manque de réactivité et d’anticipations a fait accuser un grand retard aux pays africains, notamment sur le plan des données qui sont la matière première fondamentale de la révolution numérique. Sur financement de la Fondation Hewlett et en partenariat avec l’ANSD, l’IPAR a initié depuis quelques années, l’édification, déjà en phase avancée, d’une plateforme des données agricoles nommée AgriDada. Il s’agit d’une mouvance scientifique essentielle qui doit se poursuivre de manière intégrée, suivant les efforts de coordination de la réflexion et de la prospective qui a déjà abouti à la création du Réseau Sénégalais des Think Tank (SEN-RTT) en janvier 2020 sur initiative de l’IPAR, d’ENDA et du Bureau de Prospective Economique (BPE) du Sénégal. La prise en compte de cette dimension primordiale de la prospective et de l’utilisation des données probantes dans la définition des politiques publiques est une des transformations inéluctables à apporter aux mécanismes habituels de prise de décision politique, et elles constituent en même temps un levier incontournable pour bien amorcer le PSE post COVID 19.
En derniers mots, il importe de rappeler que la prospective doit être érigée comme l’unique boussole pour piloter le décollage économique de l’Afrique. Ce décollage économique doit être pensé dans un cadre intégré et non de manière solitaire comme semblent l’adopter les dirigeants africains (Gabon Emergent, Sénégal Emergent, etc.). Sur le plan agricole, il est inéluctable de procéder à une évaluation rigoureuse du PRACAS 1 qui a été budgétisé à 581 milliards FCFA à partir de 2014, afin de situer les blocages, les gaps de réalisations, les inefficacités et constituer des outils d’aide à l’amélioration des programmes en perspectives, notamment le PRACAS 2.
Elhadji Mounirou NDIAYE, enseignant-chercheur à l’université de Thiès
Chercheur Associé à l’IPAR