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La guerre en Ukraine : Logique de puissance et logique des peuples. Quelle posture pour l’Afrique ? Mamadou Diop « Decroix »

La guerre en Ukraine nous concerne tous et nous devons avoir notre mot à dire. Cette guerre nous concerne parce que la courbe ascendante du baril de pétrole impacte le pouvoir d’achat de nos peuples déjà si malmenés par une gestion calamiteuse des économies africaines. Il a été rapporté par la FAO, qu’au mois de février dernier, les prix des produits alimentaires dans le monde ont touché le niveau le plus élevé depuis au moins trente (30) ans (1990). Les échanges internationaux sont profondément chamboulés et, naturellement, les plus faibles de par le monde à savoir les peuples, sont toujours les plus impactés. Cette guerre nous concerne parce que nous pourrions vivre une situation plus grave qu’en 2008 lorsqu’avec la crise mondiale des denrées de base, on ne trouvait simplement plus de quoi acheter. Elle nous concerne également du fait des menaces graves qui pèsent sur la sécurité internationale elle-même déjà fortement hypothéquée par des conflits à fort potentiel d’embrasement dans de nombreuses régions du globe.

Les peuples du monde n’aiment pas la guerre. Ils veulent la paix. Mais la paix se battit sur le terreau de la justice et de l’équité à l’intérieur des frontières et dans les relations entre les nations. Ce sont la justice et l’équité qui font la paix par l’instauration d’une confiance réciproque. La confiance réciproque est le meilleur garant de la paix et de la stabilité dans le monde et non l’équilibre de la terreur. Ce sont là des principes intangibles. Regardé à l’aune de ces principes, le monde d’aujourd’hui présente un visage bien hideux dominé qu’il est par la logique de puissance. La logique de puissance, c’est la mondialisation néolibérale fondée sur l’exploitation des plus faibles. C’est la combinaison des monopoles, de la haute finance, du caractère transfrontalier des capitaux, le tout servi par les lobbies militaro-industriels pour parachever la domination sans partage sur le monde. Partout, qu’il s’agisse des conditions de vies exécrables des populations ou de la dégradation continue des conditions d’existence même de la planète, c’est cette logique de puissance qui est à l’œuvre. Si nous devons nous forger un point de vue autonome, à l’abri des manipulations il nous faut comprendre l’origine des troubles et des déséquilibres dans le monde. A cet égard, nous devons bien sérier les enjeux.  
La guerre en Ukraine n’oppose pas l’Union européenne et la Russie car l’UE est frontalière de la Russie depuis fort longtemps par l’Estonie, la Finlande, la Lettonie, la Lituanie et la Pologne sans grosses difficultés. Ces pays, quoi qu’étant membres de l’Union européenne, ne semblent pas en effet menacer ce que la Russie perçoit comme relevant de sa sécurité. Donc s’il faut appeler les choses par leur nom, les deux protagonistes en Ukraine, ce ne sont pas la Russie et l’Ukraine mais la Russie et l’OTAN, cette dernière menant une guerre par procuration. Comment comprendre le rôle que s’assignent les Etats-Unis dans le conflit si ce n’est sa responsabilité de tête de file de l’OTAN ?

Dans cette affaire, le parallélisme des formes est particulièrement important à percevoir tel que le révèle l’histoire des relations entre les Etats-Unis et la Russie héritière de l’URSS dont elle était la colonne vertébrale. Je résume ci-dessous ce que tout le monde peut lire dans Google, l’histoire du débarquement américain de la baie des Cochons à Cuba et de ses conséquences afin que le lecteur qui ignore cet épisode des relations entre les deux puissances puisse mieux comprendre ce dont il s’agit aujourd’hui.

Janvier 1959, un an avant nos indépendances, la révolution triomphe dans l’île de Cuba et renverse le régime pro américain de Fulgencio Batista sous la direction de Fidel Castro. Les Etats-Unis décident alors d’éliminer par la force le nouvel état en organisant, en avril 1961 un débarquement militaire connu sous le nom de « débarquement de la baie des Cochons  » au motif que le nouveau gouvernement cubain établi par Fidel Castro menait une politique économique défavorable aux intérêts américains et se rapprochait de l’URSS . L’opération fut à la fois un échec complet et rocambolesque. Considérant que le nouveau régime portait atteinte aux intérêts américains, le président Eisenhower signa Le 17 mars 1960 un décret donnant le feu vert à toutes les tentatives de déstabilisation du régime castriste et d’assassinat de ses leaders. Tout y est passé : utilisation de la mafia (cosa nostra)  « pour tenter d’élaborer un projet d’assassinats simultanés de Fidel Castro , Raúl Castro  et Che Guevara . En échange, si l’opération réussissait et qu’un gouvernement pro-américain était restauré à Cuba, les États-Unis s’engageaient à ce que la mafia y récupère le monopole des jeux, de la prostitution et de la drogue. En effet, pour l’organisation criminelle, la révolution cubaine avait été la plus grave et coûteuse déroute de son histoire avec une perte chiffrée à 100 millions de dollars annuels soit l’équivalent de 900 millions de dollars en 2013 ou 450 milliards de nos francs après la fermeture des casinos, des lieux de prostitution et de trafic de stupéfiants. Après plusieurs hypothèses, il fut décidé de passer à l’action le samedi 15 avril 1961 avec huit bombardiers américains B-26 peints aux couleurs cubaines (dans l’intention de faire croire qu’il s’agissait d’une rébellion cubaine et non d’une attaque américaine), en violation des conventions internationales. Les avions américains bombardèrent les aéroports et aérodromes du pays, détruisant au sol la moitié des appareils de l’aviation militaire cubaine  ainsi que des avions civils. Sept victimes cubaines sont également relevées. Cependant, Castro a caché ses avions hors des bases militaires : quatorze à quinze appareils sont restés intacts et joueront un rôle décisif après. Dès le lendemain, l’annonce cubaine d’une invasion fut très mal accueillie dans les milieux diplomatiques y compris à Washington. Le 17 avril l’armée d’invasion débarque mais fut défaite au bout de quelques jours avec des victimes américaines ce qui permit de mettre en évidence la responsabilité directe des Etats-Unis. Le Président Kennedy finit par le reconnaître officiellement. Par la suite, les Etats-Unis n’ayant pas désarmé dans leur projet de détruire la révolution cubaine, il fut envisagé une invasion directe. « En effet, moins de deux semaines après l’échec de l’opération Zapata, le président américain avait donné son accord pour un projet d’invasion de 60 000 soldats de l’armée américaine dont les chefs étaient, tout comme la CIA, favorables à une invasion de l’île. Le président Kennedy déclara plus tard à ce sujet : « Je pense qu’il n’y a pas un pays au monde, y compris les pays sous domination coloniale, où la colonisation économique, l’humiliation et l’exploitation ont été pires que celles qui ont sévi à Cuba, du fait de la politique de mon pays, pendant le régime de Batista. Nous avons refusé d’aider Cuba dans son besoin désespéré de progrès économique. En 1953, la famille cubaine moyenne avait un revenu de 6 dollars par semaine […]. Ce niveau de vie abyssal s’est enfoncé à mesure que la population s’accroissait. Mais au lieu de tendre une main amicale au peuple désespéré de Cuba, presque toute notre aide prenait la forme d’assistance militaire – assistance qui a simplement renforcé la dictature de Batista – […] [générant] le sentiment croissant que l’Amérique était indifférente aux aspirations cubaines à une vie décente. »
De même, son conseiller personnel, Arthur M. Schlesinger. , Jr. témoigna d’un séjour à la capitale cubaine : « J’étais enchanté par La Havane – et horrifié de la manière dont cette ville adorable était malheureusement transformée en un grand casino et bordel pour les hommes d’affaires américains […]. Mes compatriotes arpentaient les rues, et partaient avec des filles cubaines de quatorze ans et jetaient des pièces uniquement pour le plaisir de voir les hommes se vautrer dans les égouts et les ramasser. On se demandait comment les Cubains – au vu de cette réalité – pouvaient considérer les États-Unis autrement qu’avec haine ».
C’est donc de guerre lasse, sous la menace constante des Etats-Unis, que les cubains finirent par autoriser l’installation de missiles nucléaires soviétiques sur leur sol, face à la Floride de l’autre côté seulement de la rue. Cette affaire qui fut à deux doigts de provoquer une troisième guerre mondiale fut conclue par un modus vivendi. On laisse Cuba relativement tranquille moyennant le démantèlement des armes nucléaires soviétiques. Je dis bien paix relative puisque Cuba est toujours sous blocus depuis 60 ans par la volonté exclusive des Etats-Unis d’Amérique selon une approche totalement idéologique, déconnectée de toute réalité.
Au vu de ce qui précède, il est possible de lire l’attitude de la Russie par rapport à un pays, l’Ukraine, de plus de 600.000km2, plus grand que la France et qui a des frontières avec six pays non compris la Russie contrairement à Cuba qui est une île 6 fois moins étendu que l’Ukraine.
Aujourd’hui, nous ne sommes plus aux années 60. Les peuples africains exigent l’indépendance, la souveraineté et la dignité. L’Afrique doit avoir un discours sur la guerre en Ukraine et se doter d’une doctrine en adéquation avec le contexte mondial tel qu’il se dessine sous nos yeux. La Russie s’exprime en tant que protagoniste et expose ses positions et ses demandes. L’OTAN s’exprime et agit en tant que protagoniste sur le terrain. L’Union européenne s’exprime. Emmanuel Macron a indiqué il y quelques jours, à l’occasion du sommet de l’Europe que celle-ci devait  être “une puissance plus indépendante, plus souveraine”. Pour y parvenir, dit-il, l’UE “doit investir davantage pour moins dépendre des autres continents et pouvoir décider pour elle-même”. Sur la question de la guerre et de la paix, Macron n’y va pas par quatre chemins : L’Europe “doit désormais accepter de payer le prix de la paix”. Nous ne [pouvions] pas laisser les autres nous défendre ; que ce soit sur terre, sur mer, sous la mer, dans les airs, dans l’espace ou le cyberespace”. Fin de citation. Tel est le discours de l’Europe. La Chine a un discours et une pratique sur le sens et la portée de la guerre en Ukraine pour tenir à distance toute velléité de provocation et pour favoriser un retour à la paix. Et l’Afrique alors ? quel est son discours et quelle est sa posture ?
J’observe que la position de neutralité proclamée par le Président en exercice de l’Union Africaine qui se trouve être le Président du Sénégal Macky Sall a été battue en brèche par certains de nos ténors locaux pour qui se ranger derrière l’occident est la position juste. Comme si le sort de l’Afrique, sa destinée et sa vocation étaient de passer son existence à jouer au porteur d’eau. Il suffit ! 
La bataille de la désaliénation est devenue, pour nous autres africains la mer des batailles. L’Afrique doit exprimer sa solidarité et son empathie au peuple ukrainien martyr qui n’a aucune responsabilité sur ce qui lui arrive. Elle doit intervenir avec véhémence auprès de toutes les parties pour un cessez-le-feu et pour des discussions franches pouvant conduire à un retour rapide à une paix durable. Elle a beaucoup de chances d’être écoutée. Toutefois l’Afrique ne peut pas insulter l’histoire, son histoire en feignant d’ignorer qu’elle est encore aujourd’hui victime des mêmes forces du mal.  Elle doit la hurler sur tous les toits et se mettre en position d’exister en tant qu’entité ayant sa vision et ses intérêts à défendre dans la balance générale des affaires du monde. Toutes ces destructions et ses pertes en vies humaines que nous voyons presqu’en direct sur des chaînes de télévision en Ukraine, nous autres africains connaissons. Les peuples opprimés de par le monde connaissent. Qu’est-il arrivé au peuple congolais avec l’assassinat de Patrice Lumumba et la mise sous tutelle de ce pays qui est, au sens vital du terme, le cœur même de l’Afrique, notre cœur. Depuis que le sang de Lumumba a coulé sur le sol africain du Congo par la volonté des forces hostiles à l’Afrique, on y cherche encore la paix. Mais on la cherche aussi presque partout ailleurs en Afrique. La logique du débarquement de la Baie des Cochons est précisément la même qui a éliminé Lumumba et ce qu’il représentait pour l’émancipation du continent. Qui a agressé le peuple libyen provoquant des dizaines de milliers de morts, la destruction de ses infrastructures et l’assassinat de Mouammar Kadhafi ? Est-ce Vladimir Poutine ? Non que je sache ! Qu’est-il arrivé au peuple irakien ? la prétendue recherche d’armes de destruction massive a permis de l’écraser sous les bombes, d’occuper son pays et de l’humilier avec un Saddam Hussein pendu haut et court sous l’œil des caméras de télévisions du monde entier. Quels en sont les auteurs ? Est-ce Vladimir Poutine ? Non que je sache ! Qu’arrive-t-il au peuple palestinien chaque jour que Dieu fait ? les femmes et les enfants massacrés, une identité et un territoire récusés par la force des armes. Est-ce le fait de Vladimir Poutine ? Non que je sache ! Le fameux droit d’ingérence qui donne tous les pouvoirs à ‘toujours les mêmes’ pour régenter la planète, n’est-ce pas que c’est de cela qu’il est question pour nous ? Oui c’est exactement de cela qu’il est question. Nous devons bien tendre l’oreille et écouter les autres parler de nous. Le Président français rappelait récemment que « L’avenir de la France en particulier, celui de l’Europe en général dépend en grande partie de l’Afrique… C’est en Afrique que se joue une partie du bouleversement du monde … ». Cet avis est sans doute partagé par ses pairs européens. Nous serions très imprudents de considérer de tels propos comme de simples figures de style. Ce que nous a apporté la mondialisation néolibérale est déjà si mauvais qu’un regain d’intérêt pour l’Afrique devrait retenir particulièrement notre attention. 
Si le conflit en Ukraine perdure l’économie mondiale néolibérale, déjà fortement percutée par la pandémie du covid-19 pourrait être encore plus fortement affectée qu’elle ne l’a été par la pandémie. D’importantes mutations dans le domaine monétaire sont entrevues par certains experts qui parlent de dé dollarisation du système financier international. Nous savons que l’Euro auquel est arrimé notre franc cfa est assez malmené aujourd’hui par le dollar. Y’a-t-il   d’ores et déjà, une anticipation africaine sur cette problématique ? à ma connaissance Non ! Les menaces hyper inflationnistes qui rôdent à l’horizon et qui pourraient entraîner de graves déséquilibres et déstabilisations dans de nombreux pays fragiles notamment en Afrique sont une hypothèse à intégrer aussi dans les stratégies de riposte. L’Afrique s’y prépare-t-elle ? à ma connaissance NON ! La paix et la sécurité, on le voit bien, ne se délèguent pas. L’Afrique a-t-elle une réponse à cette question ? à ma connaissance NON ! Telles sont entre autres, les questions qu’une Afrique debout devrait adresser.
Le Président en exercice de l’Union africaine devrait, à notre humble avis et si cela lui est possible,  préparer avec la rigueur et la détermination nécessaires, un sommet extraordinaire de l’Union pour une Initiative africaine comme réponse à ce dont la guerre en Ukraine est le nom. Le continent devrait avoir ses exigences après s’être réorganisé au triple plan politico-institutionnel, économique et militaire :

  • Plus de bases militaires étrangères sur son sol.
  • Plus aucune implication de type militaire sur les théâtres d’opération en dehors de l’Afrique et
  • Promouvoir la paix et l’entente entre les peuples et les nations sur la base de la justice et de l’équité

La guerre en Ukraine devrait sonner le glas de cette sorte de renonciation à notre identité. Oui ! bien sûr, des africains, parfois influents mais qui ont cessé hélas depuis longtemps de croire en l’Afrique vont sourire devant mes « incongruités » s’ils ne vouent leur auteur aux gémonies. Mais ma conviction est qu’il y aura désormais un avant et un après la guerre en Ukraine. Malheur à ceux qui ne s’y prépareraient pas !

  • *Secrétaire général d’Ànd-Jëf/Parti Africain pour la Démocratie et le Socialisme
  • Député à l’Assemblée nationale
  • Ancien ministre d’État